Un jour ...

Un jour, sans bien savoir pourquoi ni comment, on se trouve debout au milieu d'une pièce blanche qui sent le désinfectant, serrant contre soi une créature minuscule, aux yeux étroitement fermés, aux poings serrés, à la bouche close. Les nouveaux nés, c'est tellement fragile, tellement délicat qu'ils sentent bien obscurément qu'ils sont bien trop petits pour contenir tout cet amour qu'on a pour eux. Alors ils serrent très fort leurs petits poings et leurs petits yeux pour ne pas éclater.

Puis ils grandissent. On les aime tant que ça les fait gonfler comme des petits ballons. Ils apprennent à marcher. Ca leur sert à courir vers vous les bras écartés pour enserrer vos jambes avec leurs petits bras en criant "Papa !" d'une voie pointue. Généralement quand le papa en question transporte des choses lourdes et fragiles.
On pose des roulettes sur des vélos, puis on enlève les roulettes des vélos. Les enfants impliquent beaucoup de bricolage. On passe des heures à gonfler des piscines en plastique dans le jardin. Des piscines laides, avec des dessins de poisson. Et on les console parce que le doudou-chat a disparu. Puis on cherche le dit doudou-chat pendant une heure. Les doudou-chats, c'est très taquin. Ca se cache sous les meubles, derrière les machines à laver, sous l'établi dans le garage…
C'est là la marche du monde.

Puis un jour, au détour d'un couloir, un de ces couloirs obscurs et terribles, un de ces couloirs à la Shining, un de ces couloirs sans fin, on découvre avec stupéfaction, horreur et abomination que sa fille chérie, sa princesse, la perle de son existence est soudainement dotée d'appendices excédentaires, inutiles, superflus, superfétatoires : des seins ! Que les femmes en aient, soit. C'est gracieux, confortable et doux. On peut y mettre les mains et la bouche. Mais les filles ? Les filles n'ont pas besoin de ce genre de choses. Les filles ont besoin d'un cartable neuf, d'une console de jeux, de chaussures neuves, de se faire couper les cheveux, que sais-je encore. Mais des seins ? A quoi cela pourrait-il bien leur servir ?

C'est la fin du monde. L'apocalypse lente. On me tue à coup de tissus adipeux et autres organes étranges. J'ai définitivement basculé dans un ailleurs inconnu, un autre univers, une autre dimension.
Bientôt se presseront à ma porte des cohortes de jeunes gens maigres et sales, dépenaillés, hirsutes, tatoués, piercés, leur visage mou couvert de pustules, les mains moites, le regard vide et niais. Ils me regarderont vaguement, un peu en coin, en demandant si A. est là. "Oui, elle est là crétin mais pour le moment, elle est occupée à déplacer 12 tonnes de pierres avec un seau de plage. Reviens dans 30 ans !" Mais non, il va falloir me contenir, serrer les dents. Ne pas respirer trop fort, ne pas gonfler ma poitrine, ne pas faire monter à l'horizontale ces énormes épaules qui m'encombrent, ne pas les envisager avec un air de psychopathe meurtrier. Ne pas leur faire peur. Sourire. Et regarder l'amour de ma vie partir sur les routes de campagne, assise à l'arrière d'un scooter, les bras passés autour de la taille d'un adolescent pervers qui ne va penser qu'à lui faire subir des attouchements abominables. Si ça se trouve, il va même l'embrasser !

Oh, putain de moi ! Ma fille a des seins …