Cartes postales

Je n'aime pas les sigles, les diminutifs ni les acronymes. Je n'aime pas non plus les anglicismes inappropriés : domestique pour intérieur ou opportunité pour occasion, ou chance. Ceux qui parlent d'opportunité sont de vils opportunistes.

Pour en revenir aux sigles, je comprends cependant qu'on les utilise lorsqu'il s'agit de ménager les egos ou les susceptibilités. Dans ce monde de brute, un peu de douceur est appréciable. Et lorsque le sigle permet de redresser à peu de frais un moral en berne, ma foi …

Il est effectivement flatteur de dire : "Je suis en charge (argh, "en charge" !) du suivi financier du CRCP". Cela sent le costume Armani, l'Audi TT de fonction et le téléphone 3G. Alors, que le même poste peut parfaitement être décrit comme suit : "Je suis comptable au Conservatoire Régional de la Carte Postale". A Baud, dans le Morbihan. Comprenons nous bien, je n'ai rien contre les cartes postales. J'en achète, j'en poste et j'en reçois avec plaisir. Il s'agit d'une industrie tout à fait honorable. Et qui s'inscrit probablement dans une démarche patrimoniale. C'est pourquoi certains ont éprouvé le besoin de constituer un conservatoire régional de la dite carte postale. Bretonne probablement car j'imagine mal un conservatoire régional de la carte postale Languedocienne en Bretagne. Cela suppose l'existence d'autres conservatoires régionaux. Destinés à préserver pour les générations futures ces trésors du patrimoine que sont les cartes postales présentant la recette du Kig-a-Fars ou de la mouclade (bien que cette dernière soit rochelaise) ou encore les seins dénudés de jolies baigneuses "A Paimpol, on caracole !".

Dans nos régions reculées, appelées d'ailleurs aujourd'hui tout simplement "régions", et non plus province (au singulier, car il y en a plusieurs), il est de coutume de rassembler à intervalles réguliers les "acteurs" de la vie socio-économique. Sous l'égide de la Chambre du Commerce et de l'Industrie locale, sont donc réunis des représentants du tissu associatif et politique, des chefs d'entreprise et, caution majestueuse, des représentants du monde des arts. Et le localier du journal du coin. Du moins durant la première demi-heure car après il vomit sur son photographe et se fait gifler par une hôtesse déguisée en Spirou qu'il a entreprise dans un recoin de la salle. Au cours de ces raouts (petit déjeuner, déjeuner ou dîner, selon les thèmes), les objectifs de tout un chacun peuvent différer : les politiques montrent l'utilité de leur action exemplaire, les associatifs collectent des fonds, les entrepreneurs tentent de vendre qui des brouettes, qui de la saucisse aux algues, qui des regards en fonte de récupération ("Nous sommes le leader régional du regard en fonte de récupération !"), quant aux artistes, ils tentent essentiellement de ne pas dormir et profitent du repas gratuit. Là aussi, le sigle et l'acronyme sont rois. Lorsque vous vous approchez d'une élégante femme mûre, un verre de champagne tiède à la main et que vous tentez d'aborder la conversation en vous demandant si par hasard elle serait preneuse d'un lot de 2 500 brouettes d'occasion auxquelles ne manque qu'une roue, il est d'usage de lui demander à quoi elle occupe ses heures ("Et vous faites quoi dans la vie ?"). Et c'est là encore que l'acronyme permet de préserver sa dignité à peu de frais : "Oh, je suis conservatrice du ML de la côte de granite rose". Ca pose le personnage. Et cela permet de rêver un peu. Car bien entendu, l'entrepreneur, quoique fruste, est assez timide de nature et n'ose généralement pas demander ce qu'est le ML. Il imagine une grande et belle œuvre. Patrimoniale, peut être. Une sorte de conservatoire de la carte postale, mais en mieux. Il faut reconnaître que c'est bien plus satisfaisant pour les deux parties que la triste vérité : "Je suis la directrice – à mi-temps – du musée du lacet de Plougasnou"…

Lorsque la vérité présente trop d'arêtes vives, il n'est pas honteux de l'emballer d'un peu de coton.